En doublage, rien n'est jamais inscrit dans le marbre et ce n'est pas parce qu'on a signé deux saisons entières d'une série qu'on vous rappellera pour écrire la troisième. La preuve avec les 5 OAV de Black Lagoon. A mon grand désespoir, ce n'est pas moi qui ai écrit ces cinq épisodes sanguinaires.
En 2009, Déclic Images, qui détenait les droits de la série, a commandé le doublage des deux saisons. En 2011, la licence a changé d'éditeur et c'est Kazé qui a fait doubler la troisième saison. Pour des raisons qui leur sont propres, ils ont décidé de faire appel à un autre studio, qui lui a contracté ses comédiens et ses adaptateurs. Bien évidemment, le casting vocal a été entièrement remanié et chacun des auteurs a joué de son style pour signer l'adaptation française des épisodes. Moi, on ne m'a jamais rappelé, alors que légitimement, on se dit qu'on est bien placé pour écrire la suite... Ça laisse un goût amer parce que, quand on travaille sur une série, on finit par s'attacher aux personnages et à son atmosphère. Black Lagoon, c'est un univers assez particulier. C'était mon premier travail et mon premier animé et j'avoue que je m'y étais attaché. J'avais pris énormément de plaisir à faire parler ces personnages si hauts en couleur, à leur donner un style dans la langue de Molière. Alors évidemment, j'aurais été ravi de signer la troisième saison. Je regrette de ne pas avoir été contacté mais c'est comme ça. C'est la dure loi du marché.
En tant que détenteur des droits, Kazé a voulu laisser sa marque, c'est compréhensible vu qu'ils éditent la série. Ce sont donc eux qui supervisent le tout : ils ont le dernier mot au niveau du texte et des comédiens. Vocalement, je trouve que les comédiens se débrouillent bien. J'avais même parfois l'impression d'entendre des ressemblances troublantes, avec le premier Rock et la première Roberta en particulier. Le style était très légèrement différent dans l'interprétation ; les premiers comédiens, parce qu'ils avaient mûri et fait les saisons 1 et 2, auraient sans doute ajouté le relief de l'histoire des personnages... tout simplement parce qu'ils les connaissaient. Néanmoins, je salue le travail des acteurs et du directeur artistique sur cette version.
Au niveau de l'adaptation, c'est un peu plus délicat à juger tout simplement parce que je n'ai pas travaillé les textes, je ne suis pas rentré dans le détail de l'original pour pouvoir juger de la précision de l'adaptation. Je remarque néanmoins que l'essentiel est là, que des mots reviennent et feront sans doute écho dans l'esprit des téléspectateurs. La violence verbale est toujours présente, même si ça manque peut-être parfois d'un peu de piquant... Les cinq adaptatrices ont eu très peu de temps à consacrer à l'écriture de l'épisode qui leur avait été confié : cinq jours pour écrire 35 minutes, c'est vraiment pas du luxe, surtout quand on ne connaît pas la série.
Si je reconnais que "Roanapur" à la place de "Roanapura" est plus heureux en français (parce qu'en tant que nom de ville, il sonne plus thaïlandais, cf. Kuala Lumpur), j'ai moins apprécié "l'hôtel Moscva", "Rosalita" (parce que le L et le R se confondent en japonais... Dans la première saison, le vrai nom de Roberta est indiqué comme étant Rosarita) et "Two Hands" ou encore le jeu des tutoiements/vouvoiements qui ne correspond pas tout à fait à ce qui avait été fait dans les deux premières saisons. Sans doute pour coller plus à l'original, certains termes anglais sont restés tels quels comme "Mister Rock" ou le fameux "Sir, yes, sir!" crié par les soldats américains. Pour l'aspect couleur locale, c'est bien, mais je trouve que ça manquait de cohérence et que ça rendait parfois la chose trop artificielle. De même que : pourquoi garder "block" et ne pas convertir "200 yards" (alors que dans un autre épisode, les mêmes soldats utilisent les mètres) ? Bref, ce sont quelques détails clairsemés qui trahissent le manque de cohérence, tout comme la non reprise textuelle d'un flashback. C'est dommage mais c'est ainsi.
Il reste que, malgré tout, je trouve cette VF d'assez bonne facture. Après, c'est au téléspectateur de juger.
Ce mois-ci, le magazine Années Laser consacre un dossier de quatre pages au doublage et au sous-titrage dans son numéro 189, dossier auquel j'ai pu participer (page 55).
Je reproduis ci-dessous l'intégralité de l'analyse de la séquence que j'avais travaillée pour l'article qui n'a pu, bien évidemment, qu'en faire figurer une partie.
Séquence tirée de l'épisode 19 de la saison 6 de la série How I Met Your Mother – « Le cœur dans tous ses états » (A Change of Heart)
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VO |
Explications |
VF doublage |
1 |
So, Scooby, we were thinking, if you were gonna be hanging out with our Robin, you should be properly vetted. |
To vet = mener une étude approfondie sur une personne / a vet = un vétérinaire |
Pour que tu puisses sortir avec notre Robin, on doit t'interroger et ne pas mettre notre veto. |
2 |
Uh, yeah. And we hope our nosiness doesn’t give you pause. |
To give pause = ici semer le doute / homophone de « paws » = pattes |
Euh ouais donc on espère que tes réponses ne nous hérisseront pas le poil. |
3 |
How did you meet? Tell us the tale. |
Tale = histoire / homophone de « tail » = queue |
Es-tu du genre à tenir les femmes en laisse ? |
4 |
Yes, how did you whisk her off her feet? |
To whisk désigne ici l’idée d’avoir subjugué Robin / homophone de « whisker » = moustache du chien |
Ou à te laisser marcher sur les pattes ? |
5 |
Shed a little light on the matter. |
To shed light = éclairer / a shed = un refuge |
Niches-tu dans un grand appart ? |
6 |
Did ya send her an e-mail or did ya call her? |
Call her = l’appeler / homophone de « collar » = collier du chien |
Le matin, t'as la tête dans le pâté ou t'es excité comme une puce ? |
7 |
Guys, stop hounding him. (realizing) Aw, geez. |
To hound = harceler / a hound = un chien de chasse |
Ça suffit, rentrez les crocs ! Oh, chiotte ! |
8 |
Yeah. No, no, you’re right Robin. We don’t want your new guy to flee. |
To flee = s’enfuir / homophone de « flea » = puce |
Oui, t'as raison, on n'a aucun droit de lui chercher des puces. |
9 |
We’re just trying to make sure he’s not ill. |
Ill = malade / homophone de « heel » = au pied ! |
On veut juste s'assurer que tu l'auras pas dans l'os. |
10 |
So, moving from Canada, that transition must’ve been pretty rough. |
Rough = difficile / homophone de « ruff » = collier |
Vu que tu viens du Canada euh tu dois trouver que la vie ici, ça décoiffe ! (ouaf) |
11 |
Sure was. My part of Canada’s pretty different from New York. |
X |
C'est clair ! Là d'où je viens, ça n'a rien à voir avec New York ! |
12 |
Oh, I bet it was an incredible journey. |
Reference au film de 1993. |
Oh j'imagine que ça a dû être un incroyable voyage ! |
13 |
What part of Canada is that? “Speak.” |
Speak = aboie ! |
D’ailleurs, tu viens de quelle région exactement ? |
14 |
Labrador. |
X |
Le Labrador. |
Situation
Robin sort avec un jeune garçon, Scooby, qui a des manières quelque peu étranges. Il fait honneur à son prénom et se comporte comme un chien. Les amis prétextent donc une sorte d’interrogatoire pour se moquer du garçon.
Fonctionnement linguistique
Chacune des répliques fonctionne de la manière suivante : les questions semblent anodines mais contiennent, en fait, un jeu de mots reposant le plus souvent sur le phénomène d’homophonie. Le mot sur lequel repose la blague peut se comprendre dans la phrase en contexte, mais fait également référence à tout ce qui peut se rapporter au chien.
Enjeu de la scène
Le but est évidemment de faire rire, la quasi-totalité des répliques étant suivie des fameux rires enregistrés, et d’utiliser les ressorts comiques offerts par le français pour recréer l’esprit des répliques originales. Pour cette recréation, vu que les langues sont toutes différentes, on ne peut pas jouer sur les mêmes mots. Une traduction dite littérale n’aurait aucun sens dans la mesure où tout l’humour tomberait à plat. L’auteur français devra donc puiser dans les ressources linguistiques du français, jouer sur les différentes acceptions des termes et recourir à des expressions idiomatiques.
Contraintes
Être synchrone puisqu’on doit donner l’illusion visuelle que les comédiens à l’écran parlent français (c’est le but du doublage). On doit évidemment garder le réalisme des questions et la fluidité avec laquelle elles s’enchainent, tout en jouant sur les mots puisque c’est là l’intérêt de la scène.
Remarques
En anglais, les premières questions portent plus simplement sur la rencontre entre Scooby et Robin. En français, j’ai pris le parti, vu la question initiale (1-2), d’interroger Scooby sur son comportement et sa personnalité. Cette adaptation a trahi la lettre mais reste fidèle à l’esprit de la scène.
Limites
La référence au film de 1993 est-elle suffisamment parlante en français pour être conservée ? J’en doute. Mais dans la mesure où Lily rebondit sur cette histoire de voyage entre le Canada et les États-Unis, il était plus difficile de trouver un film qui parle des chiens et qui soit plus parlant pour un public français. Aveu de faiblesse : « speak » a disparu du texte français car aucun équivalent satisfaisant n’a pu être trouvé.
La séquence en VF