Peut-être plus qu'un auteur de sous-titrage, un auteur de doublage doit accepter l'idée qu'une fois qu'il a envoyé son texte en studio, celui-ci ne lui appartient plus et risque de subir des modifications de toutes sortes, modifications qu'il n'aura pas forcément l'occasion de valider. Et c'est quand il verra le programme lors de sa première diffusion qu'il pourra se rendre compte du carnage qui aura pu être perpétré... ou pas.
En sous-titrage, la simulation (simu pour les intimes) permet de vérifier le texte en conditions réelles, c'est-à-dire en projection, en compagnie d'un(e) simulateur(trice) et parfois du client. C'est lors de cette étape importante que l'on corrige les dernières coquilles et que l'on procède aux derniers ajustements. L'auteur est là et peut, si besoin, défendre son texte.
En doublage, l'étape analogue s'appelle la vérification (vérif pour les intimes) : l'auteur passe le relais de son texte au directeur artistique. Le client est parfois présent, là aussi. Il s'agit pour l'auteur de jouer au comédien pour que le D.A. et le client s'assurent du synchronisme et de la cohérence du texte français. C'est lors de cette séance que l'auteur peut expliquer certains choix pour faire valoir son texte, ce qui permettra de dissiper le moindre doute avant les enregistrements. Là aussi, les derniers ajustements sont faits. Malheureusement, cette étape tend à disparaitre (en télévision, du moins). Résultat, quand un auteur envoie son texte à son client (qui va lui-même le transmettre au D.A.), il n'a pas vraiment l'occasion de passer le flambeau. Voilà pourquoi j'essaie de "verrouiller" mon texte en inscrivant sur la rythmo des notes pour expliciter certains passages ou expliquer certains choix. Dans les séries, quand il y a des références à des épisodes précédents, j'indique le numéro de la saison et de l'épisode. Pour moi, c'est une manière de dire au D.A. que j'ai vérifié dans l'épisode en question et que la réplique est reprise telle quelle s'il s'agit d'une répétition ou simplement d'éclairer le D.A. sur le fait que cette situation s'inscrit dans une continuité. J'explicite certaines références et j'indique aussi quelques règles de français (sur les points litigieux) pour éviter que les comédiens n'introduisent une faute de français car malheureusement, ça arrive ! Aux yeux de certains D.A., je dois sans doute passer pour un chieur, mais si c'est le prix à payer pour que mon texte soit respecté, alors j'assume !
Parce que oui, les comédiens s'octroient le droit de changer le texte qu'on leur donne à jouer... pour le meilleur ou pour le pire, c'est selon ! Qu'un comédien change un mot par ci ou en rajoute un par là, à cause de problèmes de longueur du texte, je le conçois très bien. C'est normalement à l'auteur d'assurer cette partie-là. S'il a failli, le comédien devra rattraper le coup du mieux qu'il pourra. Pour le naturel de la réplique, parce qu'il le sent mieux comme ça, un comédien pourra se permettre de changer l'ordre des mots, pour des raisons de jeu. Je peux aussi le concevoir sans problème. En revanche, ça m'énerve beaucoup plus quand un comédien change un mot parce qu'il ne lui plait pas, alors qu'il n'y a aucun problème de longueur, d'euphonie, de jeu ou de je ne sais quoi.
Le problème du changement de mots, c'est que le comédien n'a aucune vue globale du programme : il ne voit que les scènes dans lesquelles le personnage qu'il double apparait. Or, une cohérence interne de l’œuvre existe et il se peut très bien que des mots/phrases se fassent écho d'une scène à l'autre. L'auteur aura veillé à cette cohérence dans la VF et si le comédien vient changer le mot, c'est le château de cartes qui s'effondre. Il faudra que le D.A. s'assure de changer le terme s'il revient dans une autre scène. Ça peut vite devenir très embêtant vu qu'un programme est enregistré en plusieurs jours...
Et il y a aussi le fait que l'auteur, parce que c'est son travail, a pesé chaque mot qu'il a écrit. Il a peut-être passé plusieurs heures sur une réplique et s'il a choisi ce mot, c'est pour une bonne raison. Le comédien, lui, n'a pas la conscience du texte : il vient pour interpréter le rôle sur lequel on l'a distribué. Alors oui, le langage, c'est subjectif, mais que chacun reste dans son rôle.
Au fil de mon expérience, j'ai parfois l'impression que, sur certains programmes, mon texte est lissé, histoire de faire passe-partout. En doublage, notre texte doit avoir une couleur différente selon le personnage que l'on fait parler. J'essaie, autant que faire se peut, de colorer mes répliques avec des mots qui vont ajouter un certain relief au parler des gens. Et il arrive que ces mots se retrouvent neutralisés et remplacés par un autre plus banal. Alors que moi, je m'étais creusé la tête pour essayer de donner un peu de saveur à tout ça. Et ça m'agace énormément ! Un exemple qui m'a fait sortir de mes gonds récemment, un parmi tant d'autres : dans l'épisode final de la saison 3 de Haven, quand Audrey fait ses adieux à tout le monde avant d'entrer dans la grange, Nathan veut la retenir. Duke, qui vient de promettre à Audrey de faire barrage, est contraint de s'interposer. Il explique à Nathan qu'Audrey a pris sa décision et qu'ils doivent tous les deux l'accepter. En anglais, il dit : "I hate it... but it's still her choice." Sur ma rythmo, j'avais écrit : "Ça me crève le coeur... mais c'est sa décision." Mais ce qui a été enregistré, c'est "Je déteste ça." La raison, c'est qu'il faut coller à l'anglais. J'ai toujours trouvé cette raison ridicule. Dans la série, on a compris depuis longtemps que Duke est amoureux d'Audrey et dans cet épisode, on nous le dit clairement au moins deux fois. Derrière ce "I hate it" tout simple, il y a un sentiment extrêmement fort que je me suis permis de rehausser en français, estimant que l'émotion de la scène appelait des mots qui résonnent. Parce qu'en doublage, il faut aller chercher l'intention de la réplique, il faut voir ce qu'il y a derrière les mots. Et là, Duke a pleuré quand Audrey lui a dit au revoir. "Ça me crève le cœur" est une façon de verbaliser son déchirement. Le D.A. et le comédien ont préféré changé la réplique par un vulgaire "je déteste ça" qui ressemble à un calque malheureux et qui est d'une platitude absolue dans une scène où les émotions sont à fleur de peau !
Alors, même si un D.A. m'a un jour confié que les grands comédiens ne changent pas le texte, qu'ils jouent le texte qu'on leur donne, il n'en reste pas moins que j'ai fait l'amère expérience de voir mes textes modifiés ici ou là sans raison valable de la part des comédiens. Sans parler des fautes de français introduites par erreur ou des fautes de prononciation à cause d'une mauvaise lecture du texte ! "Je vais te faire ta fête" qui devient "Je vais te faire ta tête", ça ne gêne personne en plateau apparemment ! C'est le rythme effréné de notre époque où on ne prend plus le temps de rien...
Bien sûr, je ne cherche pas à jeter la pierre aux comédiens, mais à force de fréquenter les plateaux, j'ai tendance à penser qu'ils ne sont pas forcément élevés au respect du texte qui leur est donné de jouer. Peut-être parce qu'ils sont habitués aux mauvais textes et ils se disent qu'ils feront toujours mieux ? Peut-être qu'ils ont parfois un ego surdimensionné ? Après, un comédien peut aussi faire des propositions qui fonctionnent bien. Il y a quelques jours, j'étais en plateau, le comédien enregistrait mon texte. Une certaine phrase m'avait donné du fil à retordre et j'avais utilisé un terme qui ne me plaisait guère et qui ne retranscrivait pas toute l'idée de l'anglais. Le comédien, naturellement, a dit un autre mot et c'était le mot qu'il fallait !
Mais ce qui me chiffonne dans toutes ces histoires, c'est finalement que les maillons de la chaine de doublage semblent inexorablement prendre de la distance les uns par rapport aux autres, alors que l'on œuvre tous pour la même chose et que l'on devrait se serrer les coudes. Ce fossé qui s'installe est très dommageable, pour l’œuvre originale et le spectateur. Voici un exemple criant de vérité : sur mon premier téléfilm, j'avais le terme "attitude" en anglais, utilisé comme credo par le patron d'une agence de pub, terme qu'il s'était même fait tatouer sur le poignet. En anglais, "attitude" recouvre beaucoup de choses et il fallait trouver quelque chose de similaire en français, avec la contrainte du synchronisme, évidemment, et une nuance péjorative puisque vers la fin du téléfilm, le client du patron lui dit qu'il avait toujours trouvé ridicules les gens qui faisaient preuve d'"attitude". J'ai longtemps cogité pour trouver le terme adéquat, il fallait un mot français qui puisse être à la fois positif et négatif. J'ai hésité entre culot, impertinence et toupet pour finalement opter pour "culot" : un brin d'audace et de désinvolture qui allait très bien dans la bouche de cet adulescent ! D'autant que ça restait assez synchrone. Impertinent était trop littéraire pour le personnage. Avant les enregistrements, la D.A. m'a demandé si on ne pouvait pas remplacer "culot" par "attitude" en français. Je lui ai répondu que non et je lui ai expliqué en long, en large et en travers mon choix. "Avoir de l'attitude", c'est un anglicisme qui ne veut absolument rien dire en français, quand bien même ce serait assez synchrone et qu'on verrait le mot inscrit à l'image (le tatouage). Après les enregistrements, j'ai eu la surprise d'apprendre que la D.A. avait fait deux pistes à chaque occurrence du terme et que l'ingénieur du son avait finalement gardé au mixage la piste avec "attitude". J'ai eu beau me battre avec mon client pour faire changer tout ça lors des retakes demandées par la chaine, mes doléances sont restées lettre morte. Alors je m'excuse auprès de tous les téléspectateurs : je n'avais pas choisi ce mot, une abomination ridicule à mes yeux, mais c'est celui qui a été retenu. La D.A. me demande conseil pour finalement n'en faire qu'à sa tête : vive la confiance ! Le résultat est un saccage de la langue française et une cicatrice sur mon cœur d'auteur.